# 1. L'ESPACE MANQUANT
Sur des photographies de Lena Gudd
Pour le catalogue de l'exposition à la Maison Doisneau
Éditions Tuumult / Berlin
© LENA GUDD
© LENA GUDD
Il faudrait inventer une ville, fidèle et changeante.
On y retournerait sans cesse et chaque fois, elle serait différente.
Ce serait une ville fausse, mais essentielle.
On serait seul à le savoir.
On y penserait, à cette ville, avant de s’endormir. On rêverait d’y aller un jour, on en aurait peur en même temps. Il faudrait qu’elle existe pour s’inventer des perspectives, des frayeurs.
On y penserait comme on migre tous les hivers, avec les animaux et les hommes.
Il faudrait des jours de marche dans la neige. Le froid brûlerait les gorges, les poitrines, et les bottes sur le sol feraient un bruit de plume.
On se tiendrait sur le seuil avant d’entrer dans le froid puis on attendrait que le corps s’habitue comme on nage au fond des mers.
4 jours avant le départ on aurait commencé à remplir les sacs, à harnacher les chiens. On aurait choisi de la nourriture sèche que n’abîme ni l’humidité ni le gel et des vêtements qui transforment en cosmonautes.
Sur la route, on pourrait, c’est vrai, se croire au fond du ciel, tant l’atmosphère serait épaisse sur la langue, chargée de vent et d’eau glacée, tant ce qu’on aurait devant les yeux, ces pans immense noircis dès midi par la nuit, s’empoussièrerait de neige comme l’espace d’étoiles.
Il faudrait se repérer au sens du vent, au bruit qu’il fait, à ce qu’il charrie de poussière, au dessin précis des flocons et aux rides des glaciers, se fier à ce qui est presque invisible, à ce qu’on sent à peine, à la texture du sol et au tranchant du froid.
La neige formerait des fumées et des ravines, elle prendrait tant de formes qu’il faudrait des noms pour chacune de ses textures, chacune de ses brillances.
Chaque jour, le grain de l’air serait plus dense parce qu’on entrerait plus profond dans l’hiver. Un hiver comme une nasse qui prend peu à peu toute la place — les bêtes le quittent, s’enfuient, hibernent et ne restent que les quelques-unes qui sont faites pour ça, pour ce froid impossible, avec leur peau grasse, leur fourrure pâle dont on ne perçoit que le frottement de la fuite et la trace dans la neige.
On apprendrait à briser la glace à la main sans jamais enlever les gants.
© LENA GUDD
© LENA GUDD
Elle serait loin, la ville. La rejoindre serait comme l’imaginer, la même chose, puisqu’à mesure qu’on marcherait on la peaufinerait mentalement, on perfectionnerait sa carte, affinerait ses contours. Une ville faite des jours passés à l’atteindre, des nuits à la rêver, une ville dite à demi-mots complétés par d’autres bouches.
Bien sûr parfois on aurait peur qu’elle s’éloigne, on douterait de son existence — les jours tristes, les soirs de fatigue si drue qu’on voudrait se coucher là sans attendre.
Mais le temps du trajet serait un ciment aussi, qui consoliderait le désir de la ville.
Plus l’espace s’élargirait, plus le ciel se confondrait avec la neige, plus on verrait loin, sans rien pour arrêter nos yeux, plus on aurait besoin d’elle, de ses murs, de ses remparts.
Un simple mot suffirait à l’installer de nouveau sur les langues, dans les têtes, on la goûterait, on la dirait, on la verrait — elle reviendrait.
À son approche on se tairait. On marcherait plus vite, plus fort, mais en silence.
On ne verrait d’elle d’abord qu’un long mur brisant la neige et, à la nuit tombée, des lampadaires en guirlandes dont la ligne s’enfonce dans le noir.
On y entrerait sur la pointe des pieds, sans pousser de cris ni allumer de lampes, en clandestins, en observateurs, en planque.
On raserait ses murs, on n’oserait l’occuper tout à fait. On l’aurait tellement imaginée qu’il ne faudrait pas la découvrir trop vite, lever ses voiles, ouvrir ses portes. On deviendrait une ombre, sans poids, sans corps, sans langue.
Ce serait une ville jeune, construite pour épouser la tyrannie du paysage. Un mur comme un écran protègerait du vent du Nord, abriterait les quelques maisons. On pourrait vivre dans la ville sans jamais mettre le nez dehors, se contentant, les mois d’hiver, d’arpenter sa coursive couverte comme celle d’un cargo immobile.
Ce navire n’irait nulle part. Il resterait amarré au milieu des neiges, des bois, des plaines étales. Alors, c’est à l’intérieur de la ville qu’on apprendrait à voyager.
Peu à peu, on comprendrait ses règles, ses usages. D’ombre, on deviendrait passant, habitué, habitant. En étant reconnu, on commencerait à reconnaître, à habiter quelque part.
Cette ville semblerait gouvernée par le hasard. On ouvrirait une porte, on tomberait sur la patinoire, on en ouvrirait une autre, ce serait la mairie, le bar ou le supermarché. Comme dans ces rêves où l’on se découvre nu au milieu de la foule, on risquerait toujours de se trouver au mauvais endroit, au mauvais moment. On ne serait pas non plus à l’abri de bonnes surprises, de chambres accueillantes, de bras ouverts, de cuisines chaudes où quelqu’un nous attend.
On se ferait sans peine à ses fluctuations qui deviendraient le reflet des nôtres, notre propre inconstance.
La ville serait comme une scène où l’on ne sait jamais ce qui va se produire. Les acteurs, les habitants seraient si peu nombreux qu’il leur faudrait assumer plusieurs rôles. On croirait reconnaître l’institutrice sous le costume scintillant d’une fille de l’équipe de hockey. Un policier en uniforme aurait été arrêté par ses collègues pour vente de stupéfiants. Les jeunes auraient parfois un air étrangement sage tandis que les plus vieux se montreraient imprévisibles, avides comme des enfants.
On mettrait longtemps à se rendre compte qu’il n’y a pas de vieillards — quelque chose dans ces murs sonnerait provisoire, on n’y vivrait que pour un temps.
La ville puiserait sans vergogne dans son stock de rumeurs, de figures, de personnages. Sans jamais les renouveler, elle parviendrait sans cesse à nous prendre par surprise, à faire croire à la nouveauté.
Les intérieurs ne s’encombreraient d’aucun désir, d’aucun effort — ni fleurs sur les tables ni tableaux sur les murs. Tout serait nu et neuf, sentirait le plastique, l’essence ou la peinture.
On serait partout comme dans un hôtel, un campus, lieux anonymes qui se ressemblent tant qu’on peut passer de l’un à l’autre sans jamais se retrouver.
Les appartements seraient si semblables que, parfois, on se tromperait. On se coucherait, épuisé, dans le lit d’un autre et quand on se réveillerait au matin on ne serait plus seul. Cela donnerait lieu à des frayeurs et à des rencontres qui ne perdent pas de temps.
La ville génèrerait d’elle-même les règles arbitraires de son jeu de hasard. D’un jour à l’autre, on se regarderait dans un autre miroir, on déjeunerait avec un autre homme, une autre femme, d’autres enfants. On aurait le droit, certains soirs, au bar, dans les lumières colorées et l’éclat transparent des bouteilles, de se croire quelqu’un d’autre.
Il serait impossible de lui donner un nom, un seul, qui recouvre tous ses visages. Il faudrait accepter que beaucoup de mots lui aillent, l’épousent puis se décollent et tombent jusqu’à ce qu’on la rebaptise, la réinvente.
La ville serait un refuge dont on craindrait parfois de ne plus pouvoir sortir. Certaines portes donneraient sur un mur. Souvent, la neige tomberait à noyer les fenêtres et il faudrait attendre qu’elle fonde, des journées entières dans le refuge précaire de nos intérieurs. On se ferait du thé dans la bouilloire en métal. On regarderait les flammes du poêle. On se servirait un verre. À la lumière des lampes, on continuerait à se parler, à se voir. Nos gestes resteraient les mêmes mais on ne pourrait s’empêcher de sentir le pression de la neige contre les murs, la neige qui, de l’intérieur, est noire.
Il arriverait qu’on ait un doute, qu’on ne soit plus bien sûr de ce qu’il y a derrière les portes, les fenêtres. On croirait soudain sentir le poids d’un soleil ou la clameur d’une foule.
On aurait envie de bleu, de vert, de jaune, d’herbe et d’eau, de feuilles et de terre. On fêterait les premières pousses, les premiers cris, les premières robes. On n’en pourrait plus du blanc et les teintes vives des vêtements, si fausses, si criardes, ne feraient que nous rappeler que notre monde est sans couleur.
Alors la vie trouverait d’autres formes, d’autres liens à tisser avec l’extérieur. Pour contourner le rempart du mur et de l’hiver, il faudrait ouvrir des interstices, des chemins détournés. On creuserait vers le printemps des portes dérobées.
On se serrerait dans la nuit, on ferait des feux et des fêtes mais aussi on aimerait être seul.
On construirait des engins rapides qui fendent la neige et trouent la glace. On dénicherait les poissons dans les rivières sous des strates blanches qui, chacune, contiendrait une racine, une brindille, la mue d’un insecte. On suivrait les chiens, accroché à leur fourrure, à leur chaleur. Ils connaîtraient les endroits secrets, qui ne font pas partie de la ville mais la modifient par la perspective, la conscience de leur présence.
Ils nous apprendraient la vitesse, le souffle, les chemins. On ne saurait plus, à force, où l’on se trouve exactement. Peut-être la neige, le froid, ne seraient-ils qu’une illusion, un dérèglement, un aveuglement de la peau qu’on appellerait en nous pour échapper à la moiteur des jours, aux bruits d’une ville tentaculaire. On ne saurait plus quelle ville est une porte, quelle ville est un mur. Laquelle nous enferme, laquelle on imagine.
On irait sans cesse d’un monde à l’autre.
Quand on croiserait ses voisins, on saurait parler comme se taire et c’est des fois dans ces silences qu’elle se régénèrerait, la ville, tissée des fils que chacun tendrait à l’autre dans ses absences.
On verrait la trace du paysage dans leurs visages, leurs gestes, leur façon d’être ensemble. On verrait la trace de leur passage dans chaque rue, chaque étendue, chaque chant.
La nuit tomberait si vite qu’il faudrait y creuser aussi sa place, ne plus en avoir peur.
On apprendrait les nourritures qui ancrent et apaisent, combattent l’angoisse de disparaître. On apprendrait les mots qui, quand on les échange, font carapace et structure, forment légende. On apprendrait à dire la ville mais aussi à la taire, à en protéger tous les points d’accès. Elle devrait rester un secret bien gardé.
La ville serait différente pour chacun. Elle pourrait pousser dans un désert, un marais, une jungle ou percer dans un geste, une pensée. Pour l’atteindre, certains traverseraient des champs, des terrains vagues ou des rivières. Mais elle serait aussi derrière la porte de l’école, derrière la fenêtre du bureau, au fond du lit, sur le perron.
Elle se glisserait entre les lieux qu’on arpente, les villes qu’on connaît. Elle serait l’espace manquant entre tous nos espaces.
Elle serait autant un lieu qu’une histoire, une chanson, une rêverie qu’on aurait eue dans le soleil, un jour d’été brûlant.
© LENA GUDD
© LENA GUDD
# 2. PLEIN HIVER / UN MAKING OF
À l'invitation de Guénaël Boutouillet et du site remue.net, une exploration des coulisses de l'écriture et surtout de la construction d'une ville fictive. (Pour le lire sur remue : http://remue.net/spip.php?article6454)
Photos : Lisbon en France, © Hélène Gaudy
Je n’ai jamais aimé, pourtant, les jeux de construction. Jamais compris les cartes, jamais su les plier, toujours pris au jugé la rue qu’il ne fallait pas prendre, développant avec le temps une sorte de sens de l’orientation inversé — il vaut toujours mieux choisir le chemin que je n’aurais pas spontanément élu, ne jamais faire confiance à mon appréhension de l’espace mais le considérer, toujours, comme un secret.
Dans ces conditions, construire une ville, même virtuelle, est une entreprise hasardeuse et pourtant, une vieille obsession. Enfant, j’ai voulu inventer une île. J’ai oublié son nom et c’est dommage parce qu’il était comme un mot de passe, un code pour y accéder. Je me souviens de son statut de refuge, horizon toujours à portée de main, du plaisir que c’était de découper ses côtes — celles, sableuses et tièdes, où l’on pouvait se coucher et les autres, rocheuses, escarpées — d’inventorier sa flore — des plantes ouvertes et rouges et des fruits forcément exotiques, forcément succulents. Y avait-il des animaux, sur l’île ? Sûrement.
Je l’écrivais, la dessinais, je m’y rendais la nuit et quand je m’ennuyais.
Construire une ville pour un roman, construire la Lisbon de Plein hiver, cela a pris en compte, forcément, mes incapacités, ma vision parcellaire. Il a même fallu que cela en devienne la matière : cette ville est bancale, incomplète, changeante. Elle ressemble à une autre, elle en porte le nom mais n’en est qu’un reflet trompeur, déformé :
« La ville de Lisbon porte mal son nom. Peut-être des explorateurs portugais l’ont-ils baptisée ainsi il y a des siècles sous l’effet d’une persistante saudade, abordant enfin le Nouveau Monde pour trouver une région si froide, si sauvage et si loin de chez eux. La municipalité a joué sur l’homonymie, disséminant çà et là des clins d’œil comme ces azulejos passés qui ornent encore les murs de la gare désaffectée. L’un des maires, dans les années 1970, a même voulu y construire un tramway mais le manque d’argent et surtout le peu d’envergure du terrain — la ville se traversait en voiture en un temps record d’une minute et quarante-trois secondes et presque personne ne pensait à la traverser à pied — l’ont vite persuadé de l’aspect purement décoratif du projet.
La route qui traverse Lisbon mène absolument partout à Lisbon. La ville possède peu de recoins, d’arrière-cours, d’impasses où couper des gorges, de chemins ombragés où se retrouvent les amoureux. Les distractions y sont rares. Il y a un cinéma drive-in en bordure de forêt, pris d’assaut par des bandes de jeunes venus de tout le comté qui s’entassent dans les voitures, les uns sur les autres et bien sûr, ça se pelote, ça fume et ça picole de la mauvaise bière glacée quand ce n’est pas une seringue qu’on trouve sur le bitume au petit matin, entre les roues des pick-up, quand les derniers spectateurs quittent le parking désert après avoir épuisé, malgré l’alcool et les étreintes, les dernières réserves de chaleur des corps. »
Il fallait à cette ville un nom qui proclame et qui mente, un nom d’apparat auquel on ne croit pas tout à fait.Lisbonne, je n’y suis jamais allée. De la cité portugaise comme des États-Unis, je ne sais rien sinon une mythologie clinquante et fausse, les chansons et les films de ceux qui n’y ont jamais mis les pieds. Dans le frottement de ces deux lieux inconnus, il y avait une place pour Lisbon, la ville encore à inventer.
« Qu’est-ce qu’ils savent de Lisbonne, les gens d’ici ? Presque rien. Peut-être des tramways, des rues en pente, la mer. Pourtant, certains soirs, il arrive qu’on sente comme une douceur du Sud. Peut-être est-elle tout entière contenue dans le nom de la ville, dans cette homonymie abusive. Reste que les rues semblent parfois traversées d’une tiédeur, d’un parfum, d’une clarté. »
Lisbon aux États-Unis comme Paris au Texas. Comme Édouard Levé a photographié les abords mornes de ces villes homonymes — Bagdad est aussi un bled américain —, dépouiller Lisbonne de ses attributs solaires pour faire émerger Lisbon, cité glaciale à laquelle les hivers neigeux, les lumières nocturnes, sont les seuls points d’accès.
« Lisbonne contre Lisbon, l’onde ample du Tage contre les méandres sournois de l’Atlantic River. »
Pourtant, dans ces lettres disparues, ce « e », ce deuxième « n », je voudrais qu’il subsiste suffisamment de trésors invisibles qui la cernent sans jamais la toucher pour que Lisbon garde un peu de leur aura, de leur charge de promesses.
Il a fallu dessiner une carte. Nous avons passé, à deux, un après-midi penchés sur la table d’un café, à tracer au stylo sur un papier à petits carreaux des lignes qui se heurtaient sans cesse à mon appréhension butée du réel. Qu’y a-t-il, là ? Je ne sais pas. Où finit le centre, où commence la périphérie, que trouve-t-on entre les zones balayées par la fiction, celles où vivent les personnages ?
Il a fallu nouer les lignes comme on tend un fil trop lâche et cette construction d’abord arbitraire a ouvert d’autres portes au récit : puisque cette rue existe, puisqu’elle a été dessinée, il peut désormais s’y passer quelque chose.
« Prudence s’essaya à courir. La nuit était tombée, les lampadaires allumés, la rue déserte. Elle aurait aimé se voir de haut s’élancer sur cette ligne droite encadrée de lumières mais elle ne distinguait pas grand-chose, à peine un bout de bitume et personne pour la regarder. Elle s’était arrêtée essoufflée, se rendant compte que le film dans lequel elle jouait ne passerait jamais nulle part. Les fesses dans l’herbe rase, elle avait repris son souffle, s’était trouvée légèrement ridicule et avait eu envie de rentrer chez elle. Et puis elle avait vu le garçon qui marchait au milieu de la route, défiant les camions qui trouent la nuit et avalent les enfants. Il était brun, sec et cette bouche fine — un trait. »
La route, droite, coupera la ville en deux puis elle mènera au lac, au mobile home des garçons de la rivière, à l’Atlantic river qui, une fois nommée, peut elle aussi trouver sa place dans le récit :
« Les garçons de la rivière, aussi, parce qu’ils avaient été les élèves les plus zélés de l’école lorsqu’il avait fallu appuyer la candidature de l’Atlantic River pour le titre de « rivière la plus courte du monde » dans le Guiness Book. Jude et Tom en avaient vite fait une affaire personnelle. À défaut d’être large et majestueuse, l’Atlantic River avait au moins une particularité, celle d’être si minuscule qu’elle se devait, estimaient-ils, d’être remarquée. »
Lisbon est la ville d’un impossible retour, celui d’un jeune garçon disparu.Une ville qui n’est jamais tout à fait — il le faudrait — ce qu’elle a l’air d’être, insaisissable comme celui qu’elle a perdu puis retrouvé.L’homonymie me sert de matériau de construction. Je m’appuie sur les correspondances, les échos, les hasards dont la force d’évocation suffit à charger une ville, un personnage, de son double inconscient.Lisbon partage aussi son nom avec les jeunes filles de Virgin suicides, les sœurs Lisbon dont la présence fantomatique et solaire a plané, aussi, sur la construction lacunaire de la ville.Des personnages réels sont ainsi tordus, transformés, « dépaysés » : Nathaniel Bar-Jonah, véritable dévoreur d’enfants ou João Rodrigues Cabrilho, navigateur portugais devenu la figure de proue, l’emblème de cette ville imaginaire.David Horn, le garçon disparu de Plein hiver, porte à son nom une lettre de moins que le Benjamin Horne de Twin Peaks et parions que ce patronyme, comme un habit garde l’odeur du corps qui l’a porté, lui prêtera un peu de la folie de ce personnage royal, hystérique, inquiétant. Que dans le sillage de ce nom, quelque chose subsistera aussi de l’atmosphère de la bourgade de Lynch et même du mystère de la disparition de l’enfant du pays, jumelle possible de David Horn : la blonde Laura Palmer. Comme dans l’ancienne invention de l’île, je me suis mise à peupler les montagnes environnantes. Il fallait savoir quelle faune, quelle flore couvrait les flancs des sommets américains, ceux de l’Alaska, ceux du Montana, et L’Amérique du Nord d’Ivan T. Sanderson, livre d’images acheté sur l’étal d’une brocante, est devenu une bible, autant pour les indications précises qu’il renfermait que par l’étrangeté de son écriture — drôle de langue pseudo scientifique, étrangement poétique, qui me donnait à chaque fois l’impression de pénétrer dans un cabinet de curiosités.J’ai appris plus tard que l’auteur de ce livre, l’un des inventeurs de l’occulte « crypto-zoologie », s’était passionné pour les monstres et autres yetis et en particulier pour l’homme de glace du Minnesota qui avait inspiré l’un des mythes fondateurs de Lisbon :
« Quand elle était petite, Prudence avait vu sa photo dans l’un des magazines de sa mère sous le titre « Missing Link, Iceman ». L’homme de glace avait le corps velu et les mains immenses, un nez large, une bouche peu avenante et des orbites d’encre noir. C’était une époque où les foires regorgeaient de monstres et où des objets non identifiés survolaient les maisons isolées. C’était une époque où l’on apprenait le doute en même temps que le rêve. C’était une époque que Prudence ne pouvait qu’imaginer. »
Cette histoire dont j’avais fait l’un des emblèmes d’une ville fictive avait donc été étudiée et popularisée par l’auteur du livre qui, depuis le début de l’écriture, me servait de mine et l’homme de glace, porté par un réseau de coïncidences, devint l’emblème de Lisbon, sa figure tutélaire.D’autres lectures ont contribué au peuplement et à l’édification du décor. Les fictions de Rick Bass et de Pete Fromm sur les montagnes du Montana d’où sortent les têtes des fauves — pumas, lynx dont j’apprends l’existence dans ces régions montagneuses — les oiseaux, les tétras et le relief, les accidents, le climat, les sensations. Tout cela, comme l’aura des noms, flotte autour de la ville sans vraiment l’atteindre. Ceux qui la peuplent, avant tout des jeunes urbains, ne connaissent pas grand-chose de la vie sauvage qui les environne. Leur ignorance est aussi la mienne et je continue à mettre en place cette vraie/fausse ville américaine par de perpétuelles alternances : construire, mettre en doute. Esquisser, effacer.
« Ils habitaient au cœur des montagnes mais ne connaissaient rien de la vie sauvage qui les environnait. À peine s’endormaient-ils, parfois, devant des documentaires animaliers, fixés dans un demi-sommeil par les yeux luisants des ours, des orignaux ou des aigles. Ils savaient que des chasseurs passaient sur les hauteurs une saison entière avant de rejoindre les plaines quand les premières neiges commençaient à tomber, qu’ils vivaient comme des trappeurs d’un autre siècle, marchaient avec des raquettes, tiraient des grouses et des élans, que certains ramenaient en douce sur leurs épaules la peau encore chaude d’un puma ou d’un lynx et leurs têtes comme trophées. Mais David, Sam et Prudence, mais les garçons de la rivière étaient aussi étrangers à cette vie que s’ils avaient vécu en n’importe quel autre lieu sur la terre. Ils étaient des enfants de la ville. Aucun d’entre eux n’aurait voulu partir chasser comme l’avaient fait leurs pères. »
La ville et le livre se construisent aussi dans le voisinage immédiat des images, des films, des photographie, fragments d’une Amérique inconnue et pourtant presque intime — en voyage à l’autre bout du monde, cette sensation de familiarité immédiate qui accompagne la vision d’un film ou d’une série américaine, dont les lieux nous accompagnent tellement depuis l’enfance qu’ils réveillent la nostalgie de l’endroit d’où l’on vient, qu’ils donnent presque l’impression, l’espace d’un instant, de rentrer à la maison.
Il y a les photographies de Gregory Crewdson, qui fait de l’Amérique un plateau de cinéma à ciel ouvert, utilisant pour ses photographies l’infrastructure d’un plateau de tournage. Acteurs, éclairages artificiels, images mises en scène pour recréer une Amérique passée à la moulinette de se propre machine à fiction.
La maison de David Horn est là, sur l’une des images du photographe, façade de bois peinte en blanc, fenêtres éclairées, ciel rose, et de ce fragment découle la configuration du quartier, le voisinage inventé — Sam, habitera juste en face et Prudence, à côté.
Il y a des souvenirs de séquences, d’images arrêtées : le dos des adolescents d’Elephant et des puis d’autres villes, tracée à la craie dans Dogville, gelée par l’absence dans De beaux lendemains, blanche comme une nuit dans Insomnia. Il me reste des fragments de la périphérie déserte de Wendy et Lucy et des ténèbres scintillantes de La Nuit du chasseur. Il y a, aussi, les images que je prends au fil de mes promenades, de la banlieue parisienne à la Haute-Savoie, des fragments de Lisbon saisis de mon côté de l’Atlantique.
La carte, les noms, les images finissent par former un puzzle serré et je voudrais qu’à la lecture il transparaisse, que cette ville soit aussi incertaine que mon appréhension de l’espace, qu’elle soit grevée par l’absence et que l’on ait, pourtant, envie d’y rester, que l’on sente sous la surface du roman les os fragiles mais saillants de ce qui l’a constitué.
# 3. UNE GÊNE, UN COURAGE (SUR LES ATELIERS D'ÉCRITURE)
Sur les ateliers d'écriture en résidence au lycée Olympe-de-Gouges (Noisy-le-Sec)
Paru sur le site remue.net
C’est la première séance. Les élèves ont apporté une photo qui compte pour eux. On leur demande de ne pas la poser sur la table, de la dessiner sans la regarder, de faire appel au souvenir qu’ils en ont, même et surtout s’il est semé de trous, de blancs. Puis, ils écrivent sur le « hors-champ » de la photo — ce qui dépasse du cadre, ceux qui n’y apparaissent pas, ce qu’elle signifie pour eux.
Cette première demande suscite déjà des interrogations. En cours d’arts plastiques, où se déroule ma résidence, les élèves sont parfois réticents à écrire. Ils ont envie de pratiquer, de dessiner, de peindre, craignent de revenir aux mots, qui restent liés à un cadre scolaire. Ils sont gênés à l’idée d’écrire sur des choses personnelles.
À la fin de cette première séance, une élève lit à haute voix son texte, très investi, fort. Son assurance, sa présence — voix grave, posée, frontale — forcent le respect des autres qui applaudissent sa lecture. Grâce à elle, écrire, lire, ce n’est plus une gêne, mais un courage.
La lecture, c’est le lien, le premier, entre l’envie et la pratique. C’est de là que vient le désir d’écrire et c’est, pour moi, la meilleure façon de le communiquer. Je lis un ou plusieurs textes à haute voix en début de séance. Parfois, ce sont les élèves qui lisent. Ces lectures mettent dans un rythme, dans une écriture qui aide chacun à trouver la sienne. L’approche que j’ai de ces textes n’est pas celle d’un professeur. Je ne les analyse pas, même si je propose des clés pour y pénétrer. Cela a plus à voir avec une sorte de glissement : ce qu’on voit, ce qu’on lit se retrouve dans ce qu’on écrit, dans les images qu’on produit. Échange, porosité — être au contact des élèves, attentive à leurs gestes, aux rapports qu’ils entretiennent, à leur façon de se tenir, à leurs mots comme à leur présence physique enrichit aussi mon travail, lui donne de la chair.
Pour ce projet, qui mêle arts plastiques et littérature, on s’appuie sur des textes d’écrivains et sur des œuvres d’artistes. Des rapprochements s’opèrent.
Les errances dans les marges de la ville de Philippe Vasset rejoignent l’œuvre de Till Roeskens, qui part du paysage pour dresser des portraits de ceux qui l’habitent, ou encore la fête créée de toutes pièces par Pierre Huygue dans une banlieue pétrie des mythes de l’Amérique.
Les textes sur la photographie d’Hervé Guibert dans L’Image fantôme fonctionnent en parallèle avec les photos absentes, décrites par Georges Perec dans W ou le souvenir d’enfance.
Des lectures de mon livre en cours, récit construit autour de l’invention d’une ville, font écho au travail des élèves — comment partir d’un environnement pour raconter, travailler la frontière entre fiction et réalité.
Des rencontres permettent aussi de donner à ces mots, à ces images, des visages, des présences. Non, tous les artistes et écrivains ne sont pas morts, certains sont même jeunes, bien vivants. Arno Bertina et Ludovic Michaux viennent nous parler des différentes façons de regarder la ville.
Le photographe Milomir Kovacevic évoque l’exil à travers les objets familiers des habitants de Sarajevo. Jane Evelyn Atwood développe le lien étroit entre art et témoignage.
Je n’ai pas été formée aux ateliers d’écriture mais leur pratique me conforte de plus en plus dans l’idée que c’est un apprentissage, bien différent de l’écriture elle-même, même s’il lui reste indéfectiblement lié.
Ne pas trop projeter ses critères tout en osant intervenir, se saisir des textes des élèves, c’est un équilibre à trouver, difficile, pour vraiment les aider. L’investissement d’un participant, le fait d’arriver à faire sortir certains de leurs habitudes pour se saisir d’autres terrains est déjà très gratifiant, pour moi comme pour eux. Ensuite, il faut arriver à ne pas lâcher les fils qu’on tire, à leur demander d’aller plus loin sans qu’ils se sentent jugés, dépréciés.
Certains élèves ont commencé l’expérience en disant n’être pas intéressés par des sujets sur lesquels, par la suite, ils se sont énormément investis. Quand cela fonctionne, les ateliers déplacent les centres d’intérêt, permettent de changer de focale, de porter attention à des choses qui semblaient insignifiantes pour les enrichir, les habiter. Porter un autre regard sur ce qui nous entoure, c’est aussi se valoriser différemment. Si on habite un lieu qu’on apprend à décrire, à écrire, on prend mieux conscience de ses atouts, de ses spécificités. Cela est d’autant plus important dans des environnements délaissés, dépréciés comme celui du lycée Olympe de Gouges.
Tenter de les aider à repérer leurs propres forces — telle manière de construire ses phrases n’est pas forcément un handicap mais une singularité qu’on peut apprendre à développer.
Les textes sont une voie d’accès à quelque chose qu’on ignore, qu’on ne circonscrit pas totalement, et c’est tant mieux. Ils déplient quelque chose, l’ouvrent comme ces gâteaux japonais — secrets à l’intérieur. Se rendre attentif à un savoir qu’on ne pensait pas détenir et se risquer à le déployer.
Ensuite, il y a l’histoire de la confrontation des mots et des images. Se rendre compte qu’un texte, en regard de telle ou telle image, se transforme. Que dans ce frottement-là se situe une autre forme de sens. Chercher, fouiller jusqu’à trouver le juste rapport, jusqu’à ce que le vide entre les deux se remplisse de quelque chose. Une émotion, une charge supplémentaire et parfois, pour les élèves, une forme d’étonnement devant leurs propres capacités, qui vient aussi d’une volonté de mettre en valeur le travail. Essayer, dans la mesure de nos moyens, de lui donner une vraie visibilité. Ne rien brader. Leur montrer que, s’ils ont entre les mains les bons outils, ils savent faire, eux aussi.
À la fin, quand l’exposition a pris place dans les couloirs du lycée et qu’on la visite tous ensemble, je surprends les visages de certains, surpris d’avoir fait ce qu’ils ont fait, et cette phrase d’une élève, quand un visiteur la complimente : « Mais c’était pas facile, vous savez ! » Cette difficulté, on dirait que ce n’est plus un poids, mais une fierté.